Limonade
Dans un bistro, du plus chic au plus mal fréquenté (je me répète ?), on ne commande pas de limonade. Il s’assoit à une table, seul, et attend qu’on l’approche. C’est le serveur qui fait le premier pas et d’une voix assoiffée de savoir lui demande :
—Désirez-vous boire quelque chose ?
—Volontiers, je prendrais une limonade.
Le serveur, par son expression, le met en garde. Selon la grimace qu’il fait, l’homme peut déjà connaître l’acidité de sa citronnade.
—Vous allez…
—Oui, je vais y aller.
Le serveur remarque le billet de banque sur la table. Il semble résister, mais c’est le profit qui prend le dessus. Insulté, il retourne derrière le bar et, regardant constamment autour de lui, il versera un verre de se précieux liquide topaze agrémenté d’un glaçon qui n’aurait jamais pensé terminer sa vie dans une mer de sucre.
La consommation prête, le serveur, transpirant de tous pores fait un signe de tête à l’homme. Celui-ci se lève et se dépêche à ravir son verre avant que les gouttelettes sales n’atteignent le merveilleux breuvage.
Viens en même temps que l’emprise de l’homme sur la limonade l’emprise de la solitude sur l’homme. Quelques regards se perdent en sa direction, quelques pensées murmurent contre lui. Il n’a rien d’étrange pourtant. Bien vêtu, les cheveux coupés et peignés luisent sous la tonne de gel qui les asphyxie, une fine moustache se pavane au-dessus de ses lèvres. Même ses souliers sont impeccables. Une seule chose fait de cet homme un étranger : sa boisson.
D’un prince charmant, il devient Quasimodo de qui, Esméralda ne voudrait rien savoir. Plus personne n’ose poser son regard sur cette abomination de peur d’en perdre son âme. Il est mis en quarantaine, aux oubliettes. Regardant autour de lui, l’homme interpelle la table voisine. On ne répond pas. Le lieu est pourtant plein, seule sa table manque de vie. Une dizaine de personnes reste debout, ne voulant surtout pas approcher le Malin.
Poussant l’audace à l’extrême, il se lève et va à la toilette. Confiant, il laisse sur la table sa limonade qui servira de rempart invisible autour de son espace. Quelques minutes plus tard, il revient. Sa table est intacte, nul n’a eu le courage de se l’appropriée.
Cyanure vient lui rendre visite, personne ne la remarque. Dissimulée dans son petit sac de plastique, elle étouffe. Tel un héros, il troue la membrane. Son amie est déshydratée. Rapidement, il la plonge dans son verre où elle se perd. Frustrée et désireuse de vengeance, le soluté prépare sa contre-attaque.
Toute cette aventure se déroula dans la plus discrète banalité. Nul n’a remarqué ce geste désespéré de se faire interpellé, comme héros, comme fou, comme humain… tout simplement se faire accepter parmi les vieux.
Mais dans les bistros, du plus chic au plus mal fréquenté, on ne commande pas de limonade. Qu’on la boive cul sec et qu’on en tombe mort étouffé par une paralysie généralisée du système respiratoire, enivré par la solitude, on ne remarquera jamais sa perte. Que ce soit un enfant n’importe pas, il n’avait qu’à prendre autre chose qu’une limonade…
Mer 15 Mar à 19:45
