Plume de sang
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Plume de sang

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 L'erreur

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Plume




Nombre de messages : 121
Date d'inscription : 07/03/2006

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MessageSujet: L'erreur   L'erreur Icon_minitimeMer 20 Sep à 10:28

Elle avait seize ans et tenait sa vie dans sa main comme le dramaturge la tien avant la descente du rideau. Les projecteurs n’étaient cependant pas braqués sur elle, pas plus qu’un public autre qu’une photo n’apprécierait sa performance. Dans un long monologue semblant ne pouvoir s’achever qu’au dénouement de la tragédie de cette comédienne insignifiante, elle déblatérait une liste de noms ponctués des pires qualificatifs qu’une bouche aux lèvres rosées pouvait ressasser. Tantôt des parents, tantôt des amis; le boucher du coin ou la maîtresse d’école, elle les méprisait tous et chacun sans raison. Sa tempe battait au rythme du glissement de l’aiguille sur son cadran.

Le temps ne lui ordonnait plus d’aller se coucher, on l’avait fait devenir grande avant son heure. La fenêtre ouverte faisait vaciller la bougie qui tenait lieu de réconfort à ses seins meurtris, faisant briller un éclair vengeur au creux du clair ciel de ses iris. Il faisait chaud, le vent ne soufflait guère pour les meurtrières. Le monde retenait son souffle comme elle n’avait su le retenir. Ses bras s’engourdissaient sous le poids de l’enfant qu’elle berçait. Les yeux fermés, les poings pendants, ce corps chaud sorti du four de ses entrailles ronronnait de plaisir seulement quelques minutes après avoir mordu sa nourrice qui lui concédait un dernier repas. Elle se leva doucement. Le réveiller aurait sans doute mis le voisinage en alerte et ainsi brisé la muraille de censures que ses parents avaient bâtis autour de sa situation les derniers mois. Doucement, comme l’aurait fait une mère aimante, elle le déposa sur une couette d’un blanc satiné au beau milieu de son grand lit pourpre.

Elle retourna s’asseoir, un poids de moins sur ses épaules. Se penchant avec grand inconfort, elle voulu prendre le cadre où un homme souriait, mais fut arrêtée dans son élan par une obsession soudaine pour son ventre lacéré. Il reprenait sa forme lentement. De sa taille de guêpe, il ne restait plus que ses jambes en piquet et ses joues creuses. Ses yeux avaient aussi bénéficié des effets malsains de l’enfantement. Les cernes étaient si noirs qu’elles cachaient le bleu qui auréolait l’orbite depuis l’annonce à son père. Mais ce ventre, lui, était ravagé par le combat des docteurs qui tentaient désespérément de sortir le nourrisson avant que lui et elle ne meurent. Une vive enflure traçait une ligne passant sous le nombril : l’avait-on vraiment ouvert? Tout laissait présager que oui, mais elle n’en était pas certaine.

Les fêtes où drogues et alcools composent avec la musique et les corps furent pour elle l’unique façon d’espérer de se sortir de ce cauchemar. Elle y perdit tout de même ses eaux, suant déjà à grosse goutte après avoir avalé une petite pilule donnée par un ami qu’elle venait de rencontrer. Les lumières tournoyaient, si ce n’était que la vue de ses parents à son réveil, elle aurait juré avoir accouché au beau milieu de la danse.

Le médecin arriva finalement, suivi de deux autres personnes. La première était psychologue et l’autre, agent des services sociaux. La tension était palpable, la sienne se traduisant par des cris aigües provenant de la machine.

«Handicapé à vie, tu as gâché ce qui aurait pu être un brillant mathématicien!» Rugit sa mère avant de quitter la chambre en larme.

Son père ne disait rien, il lui avait déjà fait savoir qu’elle ne devait rien dire aussi.

On lui parla, la questionna, l’harcela de mille questions dont les seules réponses étaient un haussement d’épaule ou un «sait pas» prononcé à mi-voix. Des visites en cours pour négligence criminelle au test de dépistage pour savoir qui serait son père; les observations s’enchaînaient à un rythme démentiel.

Après deux mois à l’hôpital en surveillance continue par des toxicologues, on lui accorda la garde de son enfant jusqu’à ce que les services sociaux lui trouvent une famille digne de ce nom. En sortant, un infirme momifié dans des linges propres, elle ne trouva personne pour la ramener chez elle sinon un taxi bienveillant qui accepta de faire mi-chemin contre quelques actes dénaturés. Il la ramena chez elle lorsqu’elle avoua sa minorité, sans pour autant se délier de sa promesse de le toucher.

Il était presque vingt-deux heures lorsqu’elle rentra. Son père était assis au salon. Il se leva et tenta d’attraper l’enfant. D’un geste qu’elle n’aurait cru possible tant elle haïssait ce qui lui arrivait par sa faute, elle déroba son fils à la possible étreinte de son père.

«Allons, c’est mon enfant aussi, tu n’aurais pas oublié?» Délira-t-il.

Mais délirait-il vraiment? Elle ne se rappelait plus, ou plutôt elle se devait d’oublier.

Se libérant de l’hypnose que son nombril avait sur elle, son regard se porta vers le cadre où sa mère la regardait.

Seule personne sensée de ce monde, elle l’avait entendu murmurer «Elle aurait dû avorter». Trop tard à présent pour regretter et pour faire regretter à la nouvelle morte ces paroles. En effet, à sa sortie de l’hôpital, un camion remorque omni un arrêt et la cabine percuta à soixante-dix kilomètres par heure la portière de la conductrice qui avait déjà de sombres images en tête.

«Pour toi, je ferai ce qui est juste.»

Pensait-elle ce qu’elle venait de dire? Tout était disproportionné, l’existence qu’elle redoutait ne pouvait être la sienne. Son père l’aimait comme n’importe quel père aime sa fille, sa mère était simplement inquiète. Ces deux variables en engendraient une autre d’aussi bon augure : ce bébé était mort-né! Justement, il venait contredire ce jugement, cet être d’à peine sept kilogrammes qui se reposait jusqu’à sa prochaine vague de larmes. Il était la variable qui mettait en échec ses rêves, tout le passé qu’elle avait construit durant sa jeunesse pour pallier aux lacunes du vrai.

Elle se leva, marcha vers la tête du lit où elle s’éprit d’un oreiller qu’elle serra fortement contre son cœur. S’approchant de l’innocent criminel qui sommeillait, elle chuchota.

«Mon équation ne peut être fausse.»

Et elle posa l’oreiller sur le visage angélique du démon. Il trembla quelques peu, mais elle était sa mère; il devait obéir. Elle ne releva pas l’oreiller et retourna s’assoir. Fermant les yeux, elle les rouvrit lorsque son cadran sonna. Elle venait d’avoir dix-sept ans et devait reprendre la joie qu’empêcha ces onze derniers mois.
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